Jeux théâtraux, performances rituelles et
fêtes urbaines, dans maintes villes d’Espagne et
d’Italie du Sud, mobilisent, depuis le xviie
siècle, l’histoire de l’affrontement entre
« Maures et Chrétiens ». Loin
d’être des épiphénomènes de type
folklorique, ces manifestations, fortement soutenues par les
pouvoirs locaux, impliquent tous les secteurs des
sociétés concernées et dépassent le
temps et l’espace qui leur est dévolu pour charpenter
des discours et des pratiques sociales, des modes de gouvernance
politique et de gestion du sacré.
Deborah Puccio-Den nous livre ici les résultats de plus de
dix ans d’enquêtes de terrain au pays valencien, en
Andalousie, en Aragon et en Sicile, articulés dans une
perspective comparatiste et conjuguant la méthode historique
à la démarche anthropologique. Cette double approche
fait émerger les multiples relations de sens établies
par les acteurs entre les anciennes batailles opposant
chrétiens et musulmans et les conflits plus récents
qui ont ébranlé ces pays du Sud de
l’Europe : la guerre civile espagnole et le combat entre
la mafia sicilienne et le front de l’Antimafia.
L’hypothèse explorée par cet ouvrage identifie
dans ces théâtralisations de la guerre et de la
conversion religieuses des opérateurs de pacification qui,
tout en conférant les traits des ennemis d’antan
– barbarie, idolâtrie, superstition – aux
adversaires politiques du présent, ménagent les
conditions symboliques et réelles de leur
réintégration sociale. À travers cette
réflexion, fondée sur une microanalyse des
mécanismes de fabrication et de résorption de
l’altérité intérieure, c’est la
prégnance du lien entre politique et religieux au sein des
sociétés démocratiques du monde occidental qui
est mise au jour.
Deborah Puccio-Den, anthropologue, est chargée de
recherche au CNRS, rattachée au Groupe de Sociologie
Politique et Morale (Institut Marcel Mauss, EHESS/CNRS). Auteur de
l’ouvrage Masques et dévoilements. Jeux
du féminin dans les rituels carnavalesques et nuptiaux,
Paris, CNRS Éditions, 2002, elle a aussi consacré
plusieurs travaux aux constructions judiciaires, artistiques et
mémorielles de la mafia sicilienne. Ses recherches
actuelles, dans le cadre d’une anthropologie pragmatique de
la justice, explorent parallèlement les pratiques
professionnelles des juges anti-mafia et le fonctionnement de
l’association secrète Cosa Nostra.