Après l’édition d’Europe,
comédie héroïque, de Richelieu et Desmaretstz de
Saint-Sorlin (1642), la parution de son équivalent
germanique, Japeta, fera date. Les « belles
infidèles » ne sont pas
réservées aux auteurs français :
Harsdörfer traduisit la pièce de
théâtre imaginée par Richelieu dès 1643,
en pleine guerre de Trente Ans, premier conflit paneuropéen
dont sortira l'ordre westphalien qui dominera les relations
internationales jusqu'à la Révolution
française. La simple existence de cette traduction,
où l’on retrouve les mêmes personnages, dont les
noms sont cependant changés, mérite qu’on
s’y arrête, et la version qu’il propose à
son lecteur est plus fascinante encore. Les glissements de sens et
de projet, de philosophie politique, de rapport à la morale
et à la religion, de rapport aux Anciens, sont constants,
même si le fond de l’affaire reste le même :
nous avons donc Japeta, reine libre et vierge, majestueuse, qui
tente d'imposer la paix à ses deux belliqueux
soupirants : l'orgueilleux Iberich, mollement soutenu par son
parent, le très moral Adelman, et le chevaleresque Liliwert.
Italmund est là aussi, otage tantôt de l'un,
tantôt de l'autre, et Austerwig court à sa perte,
amoureuse de cet Iberich qui se sert d’elle, comme arme dans
ce conflit qui le conduit vers sa ruine. Liliwert l’emporte,
lui qui fait sienne l'ambition de Japeta d’être
« libre » et non point
« possédée ». La pièce
figure une arène de combat, politique certes, mais aussi et
peut-être surtout moral. Si la pièce de Harsdorfer
est, comme celle du cardinal, une manifestation d'un sentiment
européen, elle scelle peut-être encore davantage
l’union entre Liliwert, la France, et Adelman,
l’Allemagne. Pour autant, cette traduction, qui ne se
présente jamais comme telle, si elle illustre les
affirmations de Harsdörfer, selon lequel la littérature
allemande doit s’enrichir aux sources
étrangères, sans compter sur son seul sol,
infléchit le gallocentrisme de la pièce de Richelieu,
et surtout déplace son centre
d’intérêt de la politique vers la morale et la
dimension littéraire.
Nous voulons, avec cette édition, qui comporte le texte
allemand et la première traduction française, ainsi
que des notes et une introduction, contribuer à
ouvrir une brèche pour les études de
départements qui trop souvent s’ignorent, la
littérature française, et la littérature
allemande. Les chercheurs se sont par le passé trop
rarement penchés sur l’influence de la France sur la
littérature allemande du début de l’âge
baroque, dont Harsdörfer est une figure centrale. Japeta
mérite cependant l’attention non seulement parce
qu’elle s’écrit à un moment où les
rapports de puissance se sont transformés, en
Europe, mais aussi parce qu’elle émane
d’un auteur protestant adaptant la pièce d’un
cardinal ministre de la France, fille aînée de
l’Église, et enfin parce qu’elle est le document
le plus important, dans le domaine du théâtre, de
l’influence, trop longtemps négligée par la
germanistique et les études littéraires
françaises, du classicisme français sur la
littérature allemande.