L’amour est au cœur de la promesse chrétienne, répètent
inlassablement les théologiens et spirituels du Moyen Âge. Mais comment
aime celui qui aime ? Comment les intellectuels chrétiens, ces
spécialistes du salut, conçoivent-ils la vie affective, ses modalités
et ses finalités, non seulement sur le plan religieux mais aussi
psychologique et social ? La méthode suivie dans ce livre est
celle de la lexicologie mise au service de l’anthropologie
historique. Sans se perdre dans le foisonnement des mots et le dédale
des sentiments, l’auteur va en amont du processus de
conceptualisation pour identifier le noyau qui anime le bouillonnement
des émotions.
La racine de l’homme sensible, c’est la notion
d’affect (affectus ou
affectio) qui, extrêmement
familière aux auteurs chrétiens, n’avait jusqu’à
aujourd’hui donné lieu à aucune analyse approfondie. Au premier
millénaire de notre ère, l’affect chrétien, nourri de la
philosophie païenne des passions, joue un rôle central dans
l’élaboration de l’anthropologie religieuse en
Occident : il traduit l’oscillation des élans de l’âme
entre les deux pôles de l’appétit naturel et de la volonté
raisonnable mais aussi les déchirements intérieurs entre la chair et
l’esprit.
Le poste d’observation privilégié pour scruter la théorie
chrétienne de l’homme jouissant et souffrant, ce sont les écrits
des premiers cisterciens et tout particulièrement ceux de
l’Anglais Aelred de Rievaulx (1110-1167), maître en l’art
d’aimer monastique. Au cœur de la renaissance et de
l’humanisme du XIIe siècle, les cisterciens
entreprennent pour la première fois dans l’histoire du
christianisme latin de faire la synthèse de la spontanéité et de la
rationalité des dynamiques affectives. Cette ambition préside aux
programmes ascétiques d’ordination de l’être réunifié,
corps et âme, chair et esprit, mais porte également, à travers la
doctrine de l’amitié spirituelle, un modèle claustral de
sociabilité aristocratique et masculine.
Damien Boquet est Maître de Conférences en histoire du Moyen Âge à
l’Université de Provence (Aix-Marseille I) et membre de
l’Unité Mixte de Recherche Telemme.